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Pace, Salute è Spartera


Le bonheur du partage

« J’ai couru jusqu‘ à l’issue de cette nuit diluvienne. Planté dans le flageolant petit jour, ma ceinture pleine de saisons. Je vous attends, ô mes amis qui allez venir. Déjà, je vous devine derrière la noirceur de l’horizon. Mon âtre ne tarit pas de vœux pour vos maisons. Et mon bâton de cyprès rit de tout son cœur pour vous.» René Char
 
Nous entrons dans un nouveau monde où l’humain est devenu le centre du projet philosophique : une humanité avec du temps à soi. Avec la fin des conquêtes territoriales et le début des nouvelles formes de guerres, les enjeux existentiels sont devenus fondamentaux. Mais la mondialisation se traduit aussi par une lutte entre les diversités culturelles et par la financiarisation qui veut unifier le marché mondial. Notre symbolique d’appartenance est en pleine mutation. La notion sédentarisée de citoyenneté en est ébranlée.

L'hospitalité, loi au-dessus des lois

L’individu n’existe pas en dehors de l’humanité, de l’espèce humaine. Nous avons besoin de l’autre pour s’aimer soi, de ses regards, de ses critiques : le sédentaire a toujours voisiné avec le nomade, le local avec l’étranger. Refusons l’obsession sécuritaire qui va de pair avec la marchandisation, le rejet des minoritaires à comportement différent, la financiarisation des rapports  entre affects.
Les puissants ne peuvent tout prendre, tout accaparer, ne rien laisser aux autres, aux pauvres, aux exclus, aux opprimés, aux étrangers migrants. L’humain faible est impur, égoïste, indigne d’amour, mais il justifie la solidarité car il a besoin de notre aide et de notre présence pour exister. N’oublions pas que les cultures triomphantes finissent en tragédie.
Bien sûr, l’hospitalité inconditionnelle est une utopie, mais elle doit être présente à l’esprit quand le droit aménage l’accueil des étrangers, agence l’ouverture des frontières, en tenant compte des situations, des circonstances, des compromis politiques. L’inaccessible doit rester une idée fondatrice, à la fois lointaine et proche.

On ne peut livrer ses hôtes à quelque autorité que ce soit : il faut symboliquement placer les lois de l’hospitalité au-dessus de tout droit de l’Etat. L’hospitalité « inconditionnelle » suspend la condition de la langue et de la culture partagées. Elle-même n’est suspendue à aucune condition, n’est tributaire d’aucun droit et d’aucun devoir. Se taire, ne pas interroger, ne pas questionner l’étranger. Jacques Derrida distingue deux régimes d’hospitalité : l’inconditionnelle ou l’hyperbolique d’une part  et la conditionnelle ou juridico-politique d’autre part. D’un côté, le don absolu, de l’autre, l’échange, la proportionnelle, la norme.
La philosophie de l’hospitalité  doit résister au droit lui-même, elle doit « offrir un accueil sans condition ». Pour la loi de l’hospitalité, loi au-dessus des lois, ni conditionnelle ni conditionnée, l’arrivant n’a ni religion ni nationalité ; il n’emporte avec lui que sa langue, ce « chez soi chez l’autre »  qui traduit l’essence de l’hospitalité. Quel est le principe qui est au commencement ? Le geste d’accueil de l’un envers l’autre, dans une demeure qui pense l’accueil : la loi de l’hospitalité est faite de gratuité, de « pour rien ». Le simple fait de vivre mentalement portes et fenêtres ouvertes pour laisser le passage aux autres, aux passants, à ceux d’ailleurs. L’accessibilité indispensable considère que l’étranger n’est pas avant tout objet de police, de justice, mais qu’on le tient pour notre hôte et non pour un barbare. Passer le seuil de la maison c’est laisser dehors ses habitudes, ses colères, ses vengeances et adopter la culture de l’intérieur, du partage : l’hôte étranger émancipe le maître de maison, l’hôte se transforme en hôte de l’hôte.

Hostis, en latin, c’est à la fois l’ennemi et l’hôte ; l’étranger va-t-il être accueilli comme hôte ou comme ennemi ? L’hospitalité aujourd’hui n’est pas dissociée de l’Etat, du pouvoir ; je ne suis pas maîtresse chez moi, je ne peux y recevoir qui je veux. L’Etat filtre, choisit les « bons étrangers », ceux qui pourront bénéficier de l’asile. Il nous faut intégrer cet impératif catégorique : l’étranger a droit à notre solidarité, à notre hospitalité. Pensons à Socrate qui se traitait lui-même en étranger, jouait l’étranger et se vivait étranger aux lois de sa cité. Faisons  comme Socrate et feignons d’être étrangers, comportons nous comme si nous étions des étrangers.

La part des sans part

La question que nous pose l’étranger c’est la question du politique, de la part que notre collectivité accordera aux « sans part », des lieux de parole qu’elle leur offrira. Dans une société qui nous pousse de plus en plus à la transparence, où la dissimulation, le mensonge, la résistance sont sans cesse dénoncés, et où on introduit la police partout, le droit établit le point de vue selon lequel l’hôte est d’abord un étranger et doit rester un étranger, statutairement. L’hospitalité qui lui est accordée par les gens du peuple ne change pas son statut. Cette question du politique qui concerne avant tout la place de l’Autre, de l’étranger, se pose à partir du lieu de l’autre, du lien avec nous.

La volonté d’assimilation est vouée à l’échec, dans la mesure où elle cherche à étouffer l’originalité des étrangers qui ne peut jamais être enclose. Le camp triomphal de la majorité unanimiste est violent, « rugissant ». Les forts n’ont besoin de personne, ils savent se défendre tout seuls, ils sont solidaires entre eux quitte à se déchirer parfois, à s’entredévorer. Les faibles ne peuvent que leur opposer une morale dans laquelle l’argent ne va pas nécessairement aux riches : cette morale sert de régulation des injustices, elle revêt une fonction de compensation, de contrepoids.
Prendre soin des autres c’est prendre soin de soi ; accueillir les faibles, les pauvres, les migrants c’est combattre cette division sociale haineuse que le pouvoir construit entre ceux qui sont initiés, autorisés, investis et ceux qui ne sont rien, les délaissés, les infâmes, les démunis.
Le partage a son propre rythme, sa temporalité ; il n’est pas assujetti à la vitesse que nous impose le monde actuel, qui est à la fois segmenté, rapide et violent.

L'Université dans tout ça ?

La conscience du bonheur est universellement transmissible, elle traverse les langues. Des vérités existent qui doivent être des lieux d’ancrage, telle l’hospitalité.
Le bonheur c’est de donner l’hospitalité à l’égalité et au désintéressement, c’est partager la science, l’amour, l’art, la philosophie, toutes activités qui doivent être rendues possibles, quelles que soient les circonstances.
Le bonheur consiste en toute situation, à faire bouger les lignes de séparation entre le possible et l’impossible. Le bonheur ne s’atteint pas en se conformant aux normes du monde, en cédant à ce qui nous est présenté comme l’impossible. Par lassitude ou par trahison, on peut abandonner la poursuite du possible : mais l’être humain est capable de braver l’impossible, encore faut-il qu’il en ait conscience.
L’hébergement de l’autre passe par la culture, et non par un consumérisme débridé qui confond la satisfaction immédiate et la plénitude.
 
Partager les fruits intellectuels d’une recherche de fond, patiente, menée sur le long terme, sans médiatisation ; car une vie intellectuelle  encore souterraine existe. Elle tâtonne encore, mais cette tâche clandestine, modeste, va s’intégrer dans une intelligence collective. Car de plus en plus la pensée de demain va s’élaborer collectivement entre universitaires, artistes, acteurs de la société civile, membres du monde associatif et politique. L’université est le creuset de  cette hospitalité : lieu d’asile, par tradition, y compris pour ceux qui sont en délicatesse avec l’ordre public, elle accueille les étudiants d’ici et d’ailleurs, les chercheurs du monde entier, celles et ceux qui veulent agrandir leurs savoirs par frottements avec ceux des autres. Internationaliste, partageuse, elle témoigne de la disponibilité d’un peuple, de l’ouverture d’une communauté, de l’accessibilité d’un territoire. C’est pour cela que nous l’aimons, que nous la défendons, que nous souhaitons qu’elle essaime cette philosophie du savoir sans laquelle  il n’est pas de liberté.

« Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange/Un jour de palme un jour de feuillages au front/Un jour d’épaule nue, où les gens s’aimeront/Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche » Louis Aragon

Pace è salute a tutti !
 
GRAZIELLA LUISI | Mise à jour le 02/01/2016