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Au-delà de la rentrée... le sens de l'Université

L’université n’est pas au centre, mais à la marge, à l’écart, dans toutes les marges, les interstices. Elle est aux marges de l’espace d’Etat, de l’espace public, de la séparation entre le public et le privé. Il s’agit de penser avec la tradition, mais d’une pensée braconnière. On ne construit rien en niant l’histoire, car toute l’histoire doit être assumée. Mais en même temps, il faut travailler sur l’actuel, le contemporain, le temps présent. Et en même temps, et ceci n’est pas contradictoire, l’université est enracinée dans un peuple, un territoire, une langue. Ne s’appropriant rien de marchandisable, n’étant propriétaire d’aucun bien à vendre, la logique de l’appropriation marchande n’est pas la sienne : ce qu’elle défend c’est une philosophie de l’appartenance collective. Alors qu’une des caractéristiques majeures de la loi du marché contemporaine c’est une séparation de plus en plus étanche entre l’acheteur et le vendeur, ce que propose l’université c’est la construction d’un champ collectif de partage du savoir entre tous les membres de la communauté, à travers un processus continu d’émancipation collective.
On n’est pas dans la logique du technique,  du reproductible, dans ce qui est déjà là, dans des rôles assignés. La création du savoir a lieu à partir de l’université, sinon à cause d’elle : le lieu est une condition sine qua non, sinon une détermination. Une université est un lieu où le savoir se compromet dans des espaces brûlants, où tout peut disparaître, même les règles les plus élémentaires, où rien ne se déroule sans faille. Pas de terre ferme, mais un voyage, un vagabondage. Le gain est toujours provisoire, la remise en jeu permanente, le résultat fragile, sans réponse définitive. Le penseur est un « flambeur » pour reprendre l’expression de Jean-Toussaint Desanti au sujet du philosophe : il doit accepter le sacrifice des gains, de ne posséder aucun bien propre ; il ne maîtrise que la liberté de la mise, le risque du jeu, le jeu de la pensée sans fin, sans gagnant ni perdant.

L'université, lieu de mouvement

Car l’université, c’est le débat conflictuel permanent, la controverse ; ce n’est pas cette culture fluide, prévisible, organisée, qui se veut rassembleuse, dans laquelle règne le principe d’équivalence de toutes ses manifestations. L’université c’est un lieu de mise en danger de la pensée, de la remise en cause des frontières disciplinaires, de la philosophie du soupçon envers toutes les certitudes. Car toute pensée véritable est dangereuse, qui met en cause le visible au profit de l’invisible, voire d’un autre visible, qui met en avant les théories de la différence, de l’écart avec l’ordre établi, qui prône la la subversion de la « bonne santé » mentale.
Le processus de connaissance associe celui ou celle qui parle à ceux et celles qui écoutent. Poser les problèmes dans leur complexité, produire des vérités supposent une communauté de savoirs. Maîtriser la raison, proposer les critères de clarification exigent que l’on co-produise, par un travail collectif, son propre mode de fonctionnement : le travail de cet intellectuel collectif qu’est une université n’est pas seulement théorique, mais pratique.
Grâce à l’université, notamment, la théorie peut devenir une pratique. Les modifications sociétales ne se feront qu’à travers des pratiques collectives communes, et non exclusivement fondées sur le principe représentatif.
Produire un savoir relève à la fois de l’ordre du désir et du possible social ; à travers le développement de toutes les sciences, de la philosophie à la physique, en passant par les sciences humaines et sociales, l’université est le seul lieu où l’on aide à voir ce qui est caché, invisible, derrière ce qui est proche, visible. La recherche universitaire est faite pour sauver tout ce que l’immédiat de l’action néglige, y compris les  vérités  du moment. Les intellectuels seuls ne peuvent pas grand-chose sinon rien. Mais cet intellectuel collectif qu’est une université peut faire prendre une conscience critique de l’écart entre ce qui se montre et ce qui est la réalité.

Pour maîtriser un monde en mutation

Alors que le monde traverse une des plus importantes mutations de l’histoire, il est impossible que l’université reste immobile : tout est en train de bouger, de se transformer dans un énorme basculement. La marchandisation systématiquement pratiquée conduit à une appropriation généralisée et radicalisée : la privatisation de la propriété, la conquête des marchés et la sur exploitation de la nature en sont les trois principales conséquences. Il faut faire émerger une autre manière d’être au monde, vu l’effondrement des méthodes traditionnelles ; il faut tourner la page mais la nouvelle page ne prend sens que dans la continuation de la précédente ; d’où l’ambivalence du temps présent. Penser c’est toujours penser contre soi, par des chemins de traverse, sans point de départ privilégié, par des « pas de côté », en allant vers l’Autre, à partir d’un manque, d’une absence. Le réel c’est ce qui est partout supposé, et partout manquant, disait Jacques Lacan. Le savoir procède d’une identité non possessive, il s’agrandit quand on le partage, c’est le contraire de la civilisation de la consommation. L’accès à la vérité est toujours le résultat d’une rencontre avec l’autre. C’est pourquoi l’université reste un des rares lieux sociétaux du penser collectif qui subsiste à une époque où tout devient relatif.
Le savoir doit être in-appropriable, non par essence, mais par choix politique : une société démocratique ne doit pas permettre l’appropriation du savoir. Celui ci doit être affecté, assigné à l’usage commun ; il doit avoir  pour destination une affectation commune, car il s’agit de satisfaire des besoins collectifs. Le savoir n’appartient à personne, ni à l’Etat, ni au marché, pas plus qu’aux chercheurs individuels ou collectifs. Il est nécessaire de protéger l’université de la logique de l’appropriation : critiquer, mais pour repartir. Le fil conducteur du parcours scientifique est le concept d’in-appropriable.

Rencontres intellectuelles et commun

Les universités peuvent aider à construire un ordre juridique de l’en-commun qui ne soit ni bureaucratico-étatique ni marchand-vénal : il faut penser le monde autrement, à travers la liberté collective, le partage, la solidarité. Sans privilégier le court terme, sans tout donner au présent, ni sombrer dans un individualisme exacerbé. L’incessante progression de la privatisation de l’espace public, à travers la logique juridique de la police, ne peut être combattue que par une politique qui développe la symbolique de l’en-commun. L’université peut devenir un lieu privilégié pour donner place à cet « en-commun ». Devant la démission du politique, sa perte de contrôle sur les enjeux majeurs, devant l’intégration dans toute gouvernance du modèle managérial, devant  la primauté généralisée des valeurs marchandes (efficacité, productivité, performance) et l’oblitération technocratique du politique, l’université permet le déplacement des certitudes. Lieu des rencontres intellectuelles, on s’y laisse bouleverser par des pensées nouvelles, des confrontations d’idées, des argumentations, des interprétations, des à-venir, qui  provoquent une ouverture du présent à ce  qui, ici et maintenant, est en train de se produire. Face au monde, l’université est ce lieu ouvert qui offre l’hospitalité, sans dépendance ni orthodoxie, toujours prêt à l’aventure des départs.

Francine DEMICHEL
Présidente de la Fondation de L’Université de Corse

image : Banksy
GRAZIELLA LUISI | Mise à jour le 11/09/2014